Hommage à Piet Tommissen pour ses 75 ansPiet Tommissen ou de la vertu de l’obstination Cicéron
a dit un jour: «Rien ne fait plus impression que l’obstination».
Cette phrase pourrait parfaitement s’appliquer à la vie et l’œuvre de
l’économiste politique flamand Piet Tommissen, qui a fêté le 20 mars
dernier ses 75 ans en gardant intacte son impressionnante puissance de
travail.
Ceux qui cherchent encore la preuve de cette évidence
—que toute culture repose sur l’acte gratuit, sur le travail presté
sans rémunération— il la trouvera dans la personne de Piet Tommissen.
Après la deuxième guerre mondiale, Carl Schmitt était le bouc émissaire
favori dans la sphère des sciences juridiques et politiques allemandes,
mais aussi, faut-il le rappeler, le “chêne sous lequel les sangliers
venaient chercher leurs truffes” (dixit Roman Schnur). Pendant cette
période sombre, le jeune Piet Tommissen a donné son amitié à Schmitt,
avec quelques rares amis allemands fidèles; il a aussitôt rédigé la
première bibliographie de Carl Schmitt dans des conditions difficiles
(Versuch einer Carl-Schmitt-Bibliographie, Academia Moralis,
Düsseldorf, 1953). Et quand je dis “conditions difficiles”, je veux
rappeler à mes contemporains que Tommissen a effectué ce travail
longtemps avant qu’il n’existât partout des photocopieurs, comme
aujourd’hui, où l’on peut reproduire des textes à foison. Tommissen
retranscrivait, à la main, avec son stylo à encre, des centaines
d’articles de Schmitt ou il les tapait sur une vieille machine à écrire
de voyage, avec papier carbone, per aspera ad astra. Il a effectué ce
travail quand il était un étudiant sans moyens, dans les dures années
de l’après-guerre, où tout voyage d’exploration vers Plettenberg (où
Schmitt s’était retiré) représentait des difficultés financières à la
chaîne. C’est donc avec des débuts aussi difficiles que Tommissen, au
fil des années, est devenu le meilleur connaisseur, et le plus
méticuleux, de l’œuvre de Carl Schmitt.
Les
fruits de ce travail désintéressé se retrouvent aujourd’hui dans
d’innombrables articles et études, dans de nouvelles bibliographies et,
depuis 1990, dans une collection de livres, baptisée “Schmittiana”, qui
paraît chez Duncker & Humblot à Berlin. Aujourd’hui, nous estimons
tous que de tels travaux sont aisés à achever, mais ce fut loin d’être
le cas à l’époque héroïque du jeune étudiant et du jeune économiste
Tommissen. Je dirais même plus: sans la foule d’apports et de détails
apportés et découverts par Tommissen, l’entreprise de diffamation
internationale qui a orchestré le boycott et l’ostracisme contre
Schmitt —et ainsi contribué à sa gloire!— apparaîtrait encore plus
sotte et plus lamentable, parce qu’elle n’aurait aucun argument
valable, ne saurait rien des innombrables facettes de sa personne.
Tommissen,
qui a étudié les sciences économiques à la Haute Ecole économique
Sint-Aloysius à Bruxelles et à l’Université des Jésuites d’Anvers, a
dû, à côté de ses recherches, travailler pour gagner sa croûte comme
fondé de pouvoir dans l’industrie. Il accède au titre de docteur en
1971 en présentant une thèse sur Vilfredo Pareto. Intitulée De
economische epistemologie van Vilfredo Pareto (Sint-Aloysius
Handelshogeschool, Bruxelles, 1971), cette thèse peut être considérée
comme l’un des ouvrages les plus importants et les plus fondamentaux
jamais rédigés sur le grand homme. Tout chercheur qui souhaite se
pencher sérieusement sur l’Italien Pareto devrait au moins acquérir
une connaissance passive du néerlandais. Ce qui ne m’empêche pas de
regretter que Tommissen n’ait pas écrit son livre en allemand ou en
français: mais hélas, la gloire est injuste, monstrueuse pour les
langues minoritaires.
Dans ce travail, nous rencontrons déjà
Tommissen tout entier: un observateur interdisciplinaire qui manie
cette interdisciplinarité avec le plus grand naturel, comme si elle
était l’évidence; un auteur qui possède le grand art de mettre en
exergue les liens entre les choses les plus diverses. Nous n’acquerrons
pas seulement, à la lecture de cette thèse, connaissance des problèmes
fondamentaux de l’économie politique européenne jusqu’aux années qui
ont immédiatement suivi la première guerre mondiale, mais aussi de
tout l’arrière-plan politique, philosophique et psychologique qui
animait le “solitaire de Céligny”. Tommissen nous restitue avec amour
et expressivité tout ce background, généralement ignoré par bon nombre
d’auteurs, trop attachés à la surface des textes. Par conséquent,
aucune autre étude détaillée ne rendra la thèse de Tommissen caduque.
Mais
on comprendrait mal le personnage Tommissen si on ne le considérait que
comme un spécialiste de Schmitt et de Pareto, lui qui a enseigné de
1972 à 1990 à la Haute Ecole d’économie Sint-Aloysius à Bruxelles où il
éditait la collection “Eclectica”, qui recèle des montagnes de trésors,
des anecdotes et des détails sur Schmitt, toujours inattendus. Peu de
chercheurs savent en Allemagne qu’il est aussi un bon connaisseur de
Georges Sorel, de Julien Freund et de la pensée politique française des
19ième et 20ième siècle. Tommissen a toujours déclaré, expressis
verbis, qu’il voulait faire “des sciences humaines au sens le plus
large du terme”.
Exemple particulièrement frappant de
concrétisation de cette volonté: son livre Economische Systemen
(Uitgeverij N.V., Deurne, 1987). En peu de pages, Tommissen y brosse
l’histoire des idées économiques de l’antiquité à la Chine
post-maoïste et les innombrables notes et remarques fondées qu’il a
ajoutées au texte nous ouvrent au drame qu’est l’histoire économique
de l’humanité et nous communiquent les racines et les fondements
politiques, culturels et idéologiques de l’homme travaillant tout au
long de l’histoire. Un bon livre rend la lecture de cent autres
superflue et nous encourage à en lire encore d’autres milliers. Voilà!
D’extraordinaires connaissances en littérature et en histoire de l’art…
Mais
dans tous les travaux d’économie et de sciences politiques écrits par
Tommissen, le lecteur est constamment surpris par ses extraordinaires
connaissances en littérature et en histoire de l’art, car il avait
caressé longtemps l’idée d’étudier la philologie germanique et
l’histoire de l’art. Par exemple, il connaît le dadaïsme et le
surréalisme européens dans toutes leurs variantes. Il n’était pas
encore âgé de trente ans qu’il invitait en Flandre des auteurs
allemands comme Heinz Piontek et Heinrich Böll, pour y prononcer des
conférences (et je serais tenté d’ajouter: quand ils étaient encore des
écrivains intéressants…!).
Seuls ceux qui sont conscients de
l’énorme travail presté par Tommissen sont en droit d’émettre une
critique: ce maître de la note en bas de page exagère parfois dans son
zèle à vouloir tout dire, car il sous-estime volontiers les
connaissances de ses lecteurs. Mais chez Tommissen, il n’y a là aucun
orgueil, qui motive son action, ni aucune vanité, car il est la
chaleur humaine incarnée. Pour lui, l’homme est né pour aider son
proche et pour recevoir de lui une aide équivalente. Si bien que
Tommissen, l’éminence, n’a aucune honte d’apprendre quelque chose,
même d’infime, chez un écrivaillon à peine sorti de la puberté et
inexpérimenté.
Un dévouement fidèle à Pareto et à Schmitt
Toujours
heureux de donner un renseignement, toujours en quête de
renseignements chez autrui avec la plus exquise des amabilités,
Tommissen a permis l’éclosion de bon nombre de travaux scientifiques,
a semé beaucoup plus que les nombreux ingrats ne le laissent supposer à
leur public. Un homme de cette nature si particulière et si valable
mérite à juste titre nos hommages parce qu’il a donné volontairement,
avec fidélité, une grande partie de sa vie à ceux qu’il considère
comme ses maîtres: Vilfredo Pareto et Carl Schmitt. On pense de suite à
un essayiste brillant et un conteur souverain comme Adolf Frisé qui
n’a pas hésité à explorer pendant de longues décennies l’œuvre de
Robert Musil et à la propager. Souvent la lumière qui brille sous le
boisseau est la plus vive! Ad multos annos, Piet Tommissen!